Tesfaye Negeri est né en Éthiopie ; il a suivi une éducation en génie des mines, de la minéralurgie et de la métallurgie extractive en Europe, et est aujourd'hui ingénieur principal de recherche en minéralurgie à Ressources naturelles Canada (RNCan). Il est actuellement à la tête du volet dédié au traitement physique d'un programme phare de RNCan qui vise à accélérer le développement de l'industrie naissante, bien que très prometteuse, des éléments des terres rares (ÉTR). Les ÉTR occupent une part importante dans la fabrication de nombreux produits des domaines de l'électronique, de l'énergie propre et de l'aérospatiale. Actuellement, la Chine fournit la majeure partie des ÉTR sur le marché, et avant qu'une industrie nationale ne puisse élargir sa part dans la production, une poignée de sociétés minières canadiennes spécialisées dans les ÉTR devront comprendre comment séparer - économiquement parlant - ces ressources de plus en plus stratégiques des nombreux minéraux dans lesquelles on les trouve. C'est là que M. Negeri et son équipe de recherche entrent en scène ; ensemble, ils cherchent de nouvelles manières d'utiliser des agents réactifs et des procédés existants pour traiter et séparer une catégorie de minéraux stratégiques mondialement, qui prendra de l'importance avec chaque année qui passe.

L'ICM : Comment s'est développé votre intérêt pour le domaine minier ?

M. Negeri : Je suis originaire d'Éthiopie ; je suis parti en Slovénie, à l'époque la Yougoslavie, pour passer ma maîtrise dans le domaine de l'exploitation minière, puis j'ai poursuivi avec un doctorat dans la minéralurgie. Je suis retourné en Éthiopie pour travailler pour le gouvernement dans le domaine des mines et de l'énergie, mais le pays était à l'époque sous l'emprise d'une dictature militaire se revendiquant du communisme, en guerre avec les pays voisins, aussi j'en suis reparti. J'ai émigré au Canada en décembre 1988 et ai été embauché comme chercheur à CanmetMINING, une section de RNCan. J'y ai travaillé pendant près de 28 ans, 18 ans comme scientifique, puis 5 ans comme cadre dirigeant et de nouveau comme chercheur pendant les 5 dernières années. 

L'ICM : Comment vous êtes-vous intéressé aux ÉTR ?

M. Negeri : Lorsque j'ai quitté mon poste de direction pour retrouver le domaine de la science il y a environ 5 ans, j'ai tenté de déterminer ce qui serait potentiellement important pour le Canada, et suffisamment intéressant à titre personnel en tant que chercheur. À l'époque, la Chine [de loin le plus gros producteur et transformateur d'ÉTR au monde] bloquait les exportations des ÉTR ; c'était vers 2010. Le Canada produira ses propres ÉTR à l'avenir ; en fait, de nombreuses petites sociétés d'exploration minière avaient déjà exploré des gisements à faible teneur contenant de grandes quantités d'ÉTR. Le problème est qu'en dehors de la Chine, les connaissances en matière de traitement étaient relativement restreintes ; on ne savait pas vraiment comment extraire et séparer les minéraux renfermant des terres rares des roches hôtes. Ainsi, j'ai proposé un projet ; il a été accepté et a jeté les bases d'un projet national à plus grande échelle, auquel participent maintenant plusieurs sociétés, ainsi qu'un groupe de recherche plus vaste chez CanmetMINING qui inclut désormais des travaux sur la caractérisation, la lixiviation, la séparation et l'environnement, en plus du traitement physique.

L'ICM : À l'heure actuelle, environ 17 ÉTR sont connus. Quels sont ceux que l'on trouve spécifiquement au Canada ?

M. Negeri : Tous. Les ÉTR sont généralement classés en catégories « lourds » ou « légers ». Les ÉTR lourds ont plus de valeur [le dysprosium, par exemple], mais les ÉTR légers [le néodyme, par exemple] sont également très importants. Le Canada est riche en ÉTR lourds et légers. Il n'existe probablement aucun autre pays au monde qui ait autant de gisements d'ÉTR que le Canada. Le potentiel est immense.

L'ICM : Les ÉTR sont-ils généralement présents en isolation, ou les trouve-t-on plutôt avec d'autres minéraux métallifères ?

M. Negeri : Les ÉTR ne coexistent pas beaucoup avec d'autres métaux, ils sont plutôt isolés. Tous les gisements dont nous parlons contiennent plusieurs minéraux différents, lesquels contiennent des ÉTR en quantités variables. On en produit une quantité négligeable en tant que produit dérivé du traitement de l'aluminium, de l'uranium, du cuivre, de l'or et d'autres métaux, bien qu'en Chine une grande partie de la production découle de produits dérivés du traitement du minerai de fer. Il existe aussi d'autres gisements que l'on appelle communément sables pour grosses pièces ou sables minéralisés, qui contiennent de la monazite, un minéral constitué d'éléments des terres rares [en Australie, par exemple].

L'ICM : On compte 19 projets avancés au Canada dédiés aux ÉTR, mais aucun n'est en phase de production. Quelles difficultés rencontre-t-on pour commencer la production de ces ressources ?  

M. Negeri : Le grand problème reste la Chine. Les Chinois ont différents types de gisements. L'équilibre vient de ce que l'on connaît comme des gisements argileux dans lesquels les ÉTR ne sont pas enfermés dans les minéraux mais plutôt libres et adsorbés dans la surface argileuse. On ne trouve ces gisements que dans le sud de la Chine et au Kazakhstan. Il suffit de procéder à la lixiviation des argiles avec de simples substances chimiques et de traiter les ÉTR. Dans notre cas, les ÉTR doivent être extraits à la surface ou sous terre ; les roches doivent ensuite être transportées, concassées puis subir plusieurs opérations unitaires. Nous devons produire du concentré aussi propre que possible, lequel est soumis à la lixiviation pour libérer les éléments. Lorsqu'on procède à la lixiviation de concentré « sale », on obtient de nombreux autres éléments qui sont très difficiles à séparer des ÉTR. Ceci rend le processus complexe et coûteux. Il est important de se rappeler que la teneur des concentrés que nous prévoyons de produire à partir de minerais canadiens contenant des ÉTR sera plus faible que la teneur du minerai chinois non traité, lequel contient 12 à 14 % du total de la teneur en oxydes des terres rares (OTR) par rapport à la teneur habituelle des minerais canadiens qui varie de 0,3 à 1,2 % d'OTR.

L'ICM : Existe-t-il de nouveaux procédés ou technologies prometteurs pour traiter les ÉTR ?

M. Negeri : Le traitement des minéraux renfermant des ÉTR est un domaine relativement nouveau ; personne jusqu'ici ne l'a fait pour tous les minéraux divers et importants renfermant des ÉTR que l'on trouve dans les gisements canadiens de terres rares. Cela s'explique par le fait que le monde dépendait alors de la production chinoise. Il n'y a que quatre ou cinq ans que nous avons commencé à étudier les différentes façons de traiter les minéraux renfermant des ÉTR. Ainsi, peu d'agents réactifs spéciaux ont été synthétisés pour le traitement physique de ces minéraux. Nous devons faire preuve de créativité en utilisant les agents réactifs et les procédés existants de manière à rendre possible le traitement et la séparation des minéraux. C'est l'un des domaines sur lesquels je travaille.

L'ICM : Quelles approches se sont révélées prometteuses à ce jour ?

M. Negeri : Dans certains cas, nous utilisons la séparation par gravité. Certains minéraux renfermant des ÉTR sont plus lourds que d'autres ; ainsi, en ayant recours à la séparation en milieu dense, nous pouvons classer les particules des minéraux en fonction de leur poids relatif et séparer les lourds des légers. Les minéraux présentant un intérêt pourraient se trouver dans la gamme des légers ou des lourds en fonction de la nature de la roche hôte. C'est une possibilité pour certains gisements de minerai, mais pas pour tous, et pas tout le temps. Ensuite, nous avons le triage du minerai. Cette technique permet de traiter moins de matériau, ce qui signifie donc que l'on consomme des agents réactifs plus fins dans la flottation ou la lixiviation. Ces deux procédés permettent de réduire la quantité de minerai qui devra à terme être broyé pour obtenir un meilleur concentré par séparation magnétique si les minéraux présentant un intérêt ou la roche hôte, mais pas les deux, sont magnétiques. Si cette approche ne fonctionne pas, nous avons recours à la flottation, qui requiert un broyage plus fin [et un intrant énergétique énorme]. Le minéral doit être aussi propre et concentré que le permet la technologie actuellement afin de réduire la quantité de substances chimiques consommées pour la lixiviation ou pour l'ouverture des minéraux afin de libérer les ÉTR dans la solution. La taille du concentrateur en serait également considérablement réduite, car plus la masse à traiter est importante, plus l'installation physique de l'équipement sera conséquente. Mon objectif est de réduire le coût en capital et d'exploitation du traitement des minéraux renfermant des ÉTR. 

L'ICM : Comment RNCan collabore-t-elle avec les sociétés spécialisées dans les ÉTR au Canada ?

M. Negeri : Le programme est mené par un comité de pilotage codirigé par RNCan et à l'initiative de l'industrie composé de hauts représentants des milieux industriel, gouvernemental et universitaire. En outre, des sous-comités techniques ont été créés afin d'aider à définir les plans des travaux techniques, de s'assurer que la recherche est bien ciblée et que les possibilités d'utilisation sont optimisées. De grandes sociétés d'exploration des ÉTR font partie de ces comités. À l'heure actuelle, je collabore avec cinq sociétés pour lesquelles nous cherchons à développer le schéma simplifié de traitement le plus efficace. Le gouvernement a octroyé environ 16 millions $ à ce projet sur une période de six ans. Il investit dans ces projets de recherche car le Canada est bien placé pour devenir un fournisseur durable de ces ressources stratégiques.  

L'ICM : En tant que ressources stratégiques à l'échelle mondiale, dans quelle mesure les ÉTR peuvent-ils défier toute concurrence sur le marché ?

M. Negeri : L'économie des ÉTR est particulièrement complexe. Ils ne sont pas négociés sur les marchés boursiers, aussi l'achat de ces éléments se fait toujours par l'intermédiaire de contrats ou d'accords d'enlèvement entre les sociétés ; ainsi, on ne sait jamais qui vend quoi et à quel prix.

L'ICM : Dans combien de temps peut-on s'attendre à voir des mines exploitant les ÉTR entrer en phase de production au Canada ?

M. Negeri : Je pense qu'il ne faut pas s'attendre à voir une mine atteindre la phase de production dans les cinq années à venir, dans le meilleur des cas. Il faut plutôt envisager une dizaine d'années, ce qui n'est pas si long en termes de développement d'une mine. Le facteur déterminant est toujours la croissance de la demande pour ces éléments.