Au site d’Agnico Eagle au Nunavut, l’entreprise a pour noble objectif de recruter 50 % de ses employés parmi les communautés inuites locales, mais cela n’est pas chose facile. Pour de nombreux employés inuits d’Agnico, la mine constitue leur premier emploi formel et leur première expérience dans un contexte industriel, ce qui signifie qu’ils ont besoin de davantage de formation et de plus de temps pour s’ajuster.

« C’est beaucoup demandé d’attendre d’eux qu’ils trouvent un emploi et qu’ils demeurent en poste sur le long terme », a déclaré Louise Grondin, vice-présidente directrice pour l’environnement, le développement durable et les personnes. « Ils viennent, on les embauche, ils restent pendant disons neuf mois ou un an et, ensuite ils démissionnent. Puis, six mois ou un an plus tard, on les embauche à nouveau… Si nous voulons des employés locaux, nous devons en former certains, puis les former de nouveau à de multiples reprises pour leur permettre d’expérimenter le milieu industriel et de s’y habituer. »

Le site du Nunavut a parfois atteint un taux de rotation du personnel d’environ 28 %, bien que madame Grondin estime qu’il se situe actuellement à environ 19 ou 20 %. À titre de comparaison, certaines agences de notation en matière environnementale, sociale et de gouvernance - une catégorie en pleine croissance de firmes de notation spécialisées dans l’évaluation de sociétés en ce qui a trait à leur exposition matérielle aux risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et à leurs efforts de mitigation - considèrent qu’un taux de rotation supérieur à 10 % est le signal que les entreprises évaluées ont un problème de main-d’œuvre latent.

« Qu’est-ce qu’une compagnie minière responsable est supposée faire ? Embaucher des gens du Sud et assurer un faible taux de rotation comme sur [notre site] d’Abitibi, ou faire un effort au niveau de la formation ? », a demandé Mme Grondin. « Si vous vous en tenez au chiffre seulement, vous pouvez être porté à dire ‘‘bon, c’est une mauvaise entreprise, vous ne réussissez pas à garder vos employés.’’ Mais si vous prenez le temps de mieux comprendre la situation, il apparaît que cette entreprise est une entreprise responsable qui sait qu’une des choses positives dans les mines, c’est de donner du travail aux gens de la région. » 

La demande en matière de production de rapports sur les risques ESG est en augmentation

La croissance de l’investissement durable au cours de la dernière décennie a fait que les investisseurs institutionnels ont commencé à considérer qu’il devenait prioritaire de comprendre l’exposition des entreprises aux risques ESG, que ces risques soient d’ordre général ou spécifiques à un secteur – depuis la consommation d’eau et la manière dont le changement climatique pourrait avoir un impact sur les opérations, jusqu’aux problèmes de main-d’œuvre et à la sécurité, en passant par la diversité au sein du conseil d’administration et parmi les hauts dirigeants. Depuis 2017, selon la société McKinsey & Company dont le siège social est à New York, plus d’un quart des actifs mondiaux sous gestion ont été investis « en partant du principe que les facteurs ESG peuvent matériellement affecter la performance et la valeur marchande d’une entreprise ». Plus près de chez nous, la Responsible Investment Association, située à Toronto, a rapporté, en 2018, que plus de la moitié des actifs canadiens sous gestion, totalisant 2 trillions de dollars, ont été investis dans des entreprises considérées comme responsables. Aujourd’hui, 70 % des investisseurs institutionnels mondiaux ont recours aux principes ESG lorsqu’ils investissent, selon un sondage effectué auprès de 800 investisseurs, en octobre 2019, par RBC Gestion mondiale d’actifs.

L’importance accrue de la notation et de la production de rapports en ce qui a trait aux facteurs ESG constitue une opportunité pour les compagnies minières, mais c’est aussi un défi pour elles. Se conformer aux normes de production de rapports ESG qui aident les entreprises à expliquer comment elles gèrent les risques matériels peut attirer des investisseurs généralistes et générer des occasions de financement pour de nouveaux projets. Mais les entreprises doivent aussi décider quelles normes suivre et, ensuite, faire face au grand nombre de firmes de notation dont les évaluations, pour une même entreprise, peuvent diverger, parfois de façon substantielle.

« La multiplicité de ces agences de notation rend tout cela difficile », a dit Mme Grondin. « Elles ont toutes des questions différentes avec un angle légèrement différent. »

Des normes concurrentes

Alors que la popularité de l’investissement durable est un phénomène relativement nouveau, la notation ESG existe depuis les années 80, essentiellement comme un service pour les investisseurs investissant dans des secteurs spécifiques.

Au fur et à mesure que les agences de notation se sont multipliées, les compagnies minières ont dû apprendre de quelles informations elles avaient besoin, et adapter leurs rapports de durabilité en conséquence ou les étoffer. Tout un méli-mélo de normes de production de rapports a été élaboré, incluant la Global Reporting Initiative (GRI), qui couvre des questions comme le changement climatique, les droits de la personne et la corruption ; la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD), qui aide les entreprises à comprendre comment divulguer les risques matériels liés au changement climatique auxquels elles sont exposées ; et la Sustainability Accountings Standards Board (SASB). En outre, les associations minières ont élaboré leurs propres directives en matière de divulgation. Il s’agit de directives spécifiques à leur industrie, comme l’initiative Vers le développement minier durable de l’Association minière du Canada, et les directives à venir de l’International Council of Mining and Metals sur la divulgation d’informations sur les résidus miniers.

« Tout le monde surgit comme par enchantement avec des normes. Du point de vue des compagnies minières, nous n’allons pas dans la bonne direction. Quelqu’un, quelque part, va devoir rassembler ces entités et dire ‘‘Pouvons-nous trouver des bases communes ? ’’… parce que, sinon, on passera plus de temps à produire des rapports qu’à réellement exercer notre activité », a déclaré Mme Grondin. « Nous voulons faire ce qu’il y a à faire, [mais] si nous consacrons davantage de temps aux rapports qu’à faire notre travail, pour moi, ce n’est pas comme cela que l’on va améliorer le rendement. »

Geoff Healy, responsable en chef des relations publiques de BHP, a déclaré avoir entendu des commentaires similaires parmi certains investisseurs de l’entreprise. « Ce qu’ont dit des investisseurs, c’est qu’il y a un manque de bases communes », a-t-il déclaré. « Si vous voyez cela du point de vue des investisseurs, ceux-ci veulent la normalisation. C’est pourquoi ils encouragent les industries à travailler ensemble pour trouver ce qu’elles pensent être le meilleur ensemble de mesures, et pour s’assurer que les règles en matière de production de rapports, dans le cadre de ces mesures, soient assez spécifiques pour faire en sorte d’obtenir les bonnes données. »

Jamie Bonham, responsable de l’engagement des entreprises pour NEI Investments, une société d’investissement responsable, a déclaré comprendre les inquiétudes exprimées par les compagnies minières qui se sentent accablées par le nombre de normes en matière de production de rapports. « Je pense vraiment que cela peut être un défi pour une entreprise que de décider quelle norme suivre, car elles sont toutes différentes d’une manière ou d’une autre, et elles s’adressent toutes à un public différent », a-t-il déclaré.

M. Bonham a dit n’être pas difficile en ce qui a trait aux normes retenues par les entreprises dans lesquelles NEI investit en définitive, le plus important étant que les informations qu’elles divulguent soient claires par rapport aux risques ESG qu’elles considèrent les plus importants pour elles, et qu’elles expliquent aussi clairement comment elles s’y prennent pour les gérer.

Alors que les grandes compagnies minières communiquent depuis longtemps sur leurs activités, les petites et moyennes compagnies sont plus susceptibles de ne pas être encore passées à l’action et, selon Simon MacMahon, responsable de la recherche ESG chez Sustainalytics, n’ayant pas divulgué d’informations sur leurs activités, elles pourraient avoir la surprise de se voir attribuer une note peu flatteuse.

« Si elles ne divulguent pas d’informations et qu’elles ne communiquent pas avec nous… nous ne leur accordons pas le bénéfice du doute », a déclaré M. MacMahon. « Peut-être que si elles consacraient davantage d’énergie à divulguer des informations, elles obtiendraient des notes de risque légèrement plus basses. Mais en l’absence de preuves, nous n’avons pas d’autre choix que de présumer qu’elles n’ont pas mis en place les systèmes de gestion, politiques ou programmes que nous recherchons. »

M. Bonham s’est dit d’accord avec cela, et pense que si des entreprises n’identifient pas d’importants facteurs ESG pour lesquels des informations devraient être divulguées, cela constitue un signal d’alarme. « Si vous ne divulguez pas d’informations, vous ne serez tout simplement pas pris en considération », a-t-il ajouté.

Equinox Gold, une compagnie minière de taille moyenne, publiera en 2020 son tout premier rapport de durabilité. Pour le préparer, elle a fait l’objet d’une étude de matérialité qui impliquait d’obtenir des renseignements auprès du personnel de ses sites miniers et auprès des investisseurs, ainsi que de déterminer que les principales questions sur lesquelles elle divulguerait des informations ayant trait à l’environnement seraient le carbone, l’eau et les résidus miniers, et qu’elle se concentrerait aussi sur des sujets liés à la communauté comme le recrutement local, les dépenses, les programmes de formation et le processus d’engagement de l’entreprise pour ce qui est des métriques sociales.

Christian Milau, chef de la direction d’Equinox, a déclaré que l’entreprise avait finalement décidé de suivre les normes SASB et TCFD, ainsi que la norme GRI par défaut en cas d’écarts entre les sujets couverts dans l’étude de matérialité et les normes retenues.

« Il est évident qu’il y a de nombreuses normes de production de rapports qui diffèrent légèrement les unes des autres et qui sont destinées à différents publics. La difficulté pour une entreprise est d’évaluer quelle norme, parmi les nombreuses normes existantes, fournit des informations qui soient non seulement convaincantes pour le lecteur mais qui permet­tent aussi de procéder à de véritables comparaisons avec d’autres entreprises produisant également des rapports », a-t-il ajouté. 


À DÉCOUVRIR: L’évolution ces 30 dernières années


Évaluer les évaluateurs

En plus de la problématique relative à la production de rapports, de nombreux cadres de compagnies minières ont constaté que le nombre même d’agences de notation et de recherche - tout comme le domaine en pleine expansion de la recherche ESG - peuvent compliquer les choses.

Selon Omar Jabara, un cadre des communications de l’entreprise chez Newmont Corp., les méthodes de collecte de données de certaines firmes, impliquant de demander aux mineurs de remplir des questionnaires ou de parler à des analystes en plus de passer en revue les informations publiques, font que l’entreprise doit bien réfléchir au moment de choisir l’agence de notation avec laquelle faire affaire. 

« Nous devons avoir une approche stratégique à certains égards. Parce qu’il y a tant d’évaluateurs, que vous pourriez littéralement passer tout votre temps rien qu’à remplir des questionnaires », a-t-il déclaré. « Il y en a un certain nombre qui ont une très bonne réputation, qui sont très méthodiques. Ceux-là apportent une véritable valeur ajoutée et ont le bon profil. Et puis, il y a les autres, qui pourraient avoir besoin de mûrir encore un peu. »

Les compagnies ne sont pas les seules à faire état des normes divergentes. Des articles scientifiques publiés au cours de la dernière décennie indiquaient qu’il se pouvait que les évaluations ESG ne soient pas entièrement fiables, notant au passage la disparité des résultats entre plusieurs organismes de notation. Une étude de 2015 intitulée « Strategic Management Journal » qui comparait six sociétés de notation sociales, a, par exemple, constaté « peu de points de convergence dans leurs évaluations de [la responsabilité sociale des entreprises (RSE)], » et pas seulement en raison des différentes manières qu’avaient ces firmes de comprendre la RSE, mais aussi en raison des différentes façons dont elles évaluaient des facteurs similaires. 

« Si les notes ne sont pas réellement valides et ne peuvent permettre d’identifier systématique des entreprises socialement responsables, alors les bienfaits supposés de la RSE sont réduits à néant. Par exemple, si [des entreprises] ne peuvent déduire si leur faible note est due à une mauvaise exploitation et à un mauvais rendement, ou à une conceptualisation différente de la RSE par les firmes de notation par rapport à la leur, ou simplement à de mauvaises mesures… alors elles ne seront pas en position de corriger adéquatement ce qui ne va pas », ont écrit les auteurs de l’article.

Des chercheurs de la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology et de l’Université de Zurich en sont venus à peu près à la même conclusion dans un article paru en 2019, qui évaluait la discordance entre les notes ESG attribuées par cinq grandes agences de notation. L’étude a révélé trois sources de discordance : la portée, ou la manière dont les évaluateurs ont sélectionné diverses catégories pour aboutir à leurs notes ; la pondération ou l’importance conférée à chaque attribut d’une catégorie donnée ; et, le plus important, les différents attributs utilisés par les évaluateurs pour évaluer diverses catégories, dont les auteurs ont dit qu’ils comptaient pour plus de 50 % des différences de résultats entre les firmes.

« Par exemple, si vous regardez les métriques relatives au genre, vous pourriez regarder la rémunération et les salaires, ou les femmes occupant des postes de gestionnaires. Ce que vous voulez voir, c’est la façon dont les femmes sont traitées au sein de la main d’oeuvre. Dans les deux cas, il s’agit d’approximations », a déclaré Florian Berg, le principal auteur de l’article, associé postdoctoral en économie, finance et comptabilité à la Sloan School of Management du MIT. « Si une agence de notation choisit l’une de ces approximations, il est certain qu’elle en viendra à des conclusions différentes de celles d’autres agences de notation. »

M. MacMahon, de Sustainalytics, a déclaré attendre une plus grande corrélation entre les firmes de notation à l’avenir, au fur et à mesure que davantage d’entreprises divulgueront leurs risques et leur rendement. Il espère aussi que le monde de l’investissement s’entendra sur des définitions claires des facteurs ESG et de la durabilité. Mais le fait que les agences de notation travaillent avec des données non structurées et souvent incomplètes signifie que certains points de discordance sont là pour rester.

M. Berg a, quant à lui, déclaré que ce qui l’intéressait le plus était de voir les agences s’entendre sur certaines bases communes dans la façon dont elles mesurent les catégories ESG. Son article a identifié 64 groupes de catégories entre les cinq agences, incluant la gestion du risque climatique, les pratiques de travail, les droits de la personne et les droits des peuples autochtones, la corruption, l’éthique des affaires, les déversements de produits toxiques et les syndicats. L’article a également montré le manque de cohésion entre les agences relativement à la manière dont ces catégories étaient évaluées, à supposer que les agences les utilisaient. Florian Berg a proposé que les évaluateurs pourraient évaluer les entreprises sur la base d’un plus petit nombre de catégories, ainsi que sur la base de certains attributs sur lesquels tout le monde s’entendrait pour chaque catégorie. Le fait de procéder ainsi permettrait aux entreprises évaluées de mieux comprendre la façon dont elles sont évaluées à tous les niveaux, sans pour autant sacrifier l’avantage concurrentiel des évaluateurs.

Du point de vue des compagnies minières, si le fait de travailler avec de multiples évaluateurs peut prendre beaucoup de temps et nécessiter beaucoup d’efforts, leurs évaluations, mises ensemble, cernent assez bien l’état de l’industrie et des progrès réalisés par les compagnies individuelles en matière de durabi­lité, a déclaré M. Jabara.

« Une firme peut, à elle seule, s’approcher de l’objectif, mais si vous prenez toutes les firmes ensemble, je pense que vous pouvez vous faire une meilleure idée de l’état de l’industrie dans son ensemble », a-t-il ajouté. « Si on n’avait qu’une [note positive] et que, par ailleurs, nous n’avions pas de bons résultats avec les autres, nous aurions à nous regarder de plus près. »

Avoir une vue d’ensemble

Parlant de ce que les firmes ESG ne comprennent parfois pas, Louise Grondin a pointé du doigt une autre métrique de la main-d’œuvre. Les sites d’Agnico au Nunavut et en Abitibi au Québec ne sont pas syndiqués, bien que ses mines au Mexique et en Finlande le soient. Néanmoins, tous les sites d’Agnico ont des « comités de collaboration » où les représentants des employés peuvent porter des problèmes à l’attention de la direction, et les résoudre de manière non conflictuelle. Malgré cela, a dit Mme Grondin, certaines firmes de notation ont donné une mauvaise note à Agnico parce qu’il n’y avait pas de syndicat dans ses mines canadiennes.

« Ce n’est pas parce que nous avons empêché la syndicalisation de nos employés, mais parce que la manière dont nous menons nos relations de travail fait que les gens ne ressentent pas le besoin d’avoir des syndicats », a-t-elle affirmé. « Nous croyons que le système fonctionne mais… pour certaines agences de notation, c’est négatif, et pourquoi donc cela serait-il négatif ? L’absence de syndicat n’est pas nécessairement quelque chose de négatif. » 

Si Mme Grondin est frustrée par le manque de compréhension de certaines réalités, elle a aussi dit que la responsabilité, en fin de compte, incombait aux deux côtés. « Cela nous dit que nous devons divulguer davantage d’informations, et c’est [ce que] nous essayons de faire maintenant. Nous essayons de voir ce que nous pourrions divulguer d’autre afin que la note reflète [mieux] ce que nous faisons », a-t-elle ajouté. « La note c’est la note, mais nous voulons au moins avoir une note qui reflète ce que nous faisons. Si ce n’est pas le cas, les deux côtés doivent y travailler. »

Traduit par Michèle Tirlemont