Lorsque Dave Wallace, directeur de succursale de Brandt Tractor à Fort McMurray, a décroché le téléphone pour parler à CIM Magazine, sept semaines s’étaient écoulées depuis que l’immense feu de forêt baptisé « The Beast » (la Bête) avait déferlé sur la ville, et il s’est excusé pour le bruit en arrière-plan.

On aurait dit qu’il roulait à vive allure sur l’autoroute, mais en réalité, le bruit provenait de l’arsenal de ventilateurs qui fonctionnaient à plein régime dans l’espoir de purger les bureaux de Brandt Tractor de l’odeur de fumée persistante.

« Lorsque toute la ville est enveloppée par la fumée, que celle-ci flotte tout simplement au-dessus de la ville les jours calmes, elle finit par s’infiltrer partout et stagner ; il n’y a rien à faire », affirme M. Wallace. « Elle va tout envahir de toute façon. »

Des nettoyeurs s’affairent dans le bureau depuis une semaine, mais comme pour tous les efforts de nettoyage et de reprise en cours à Fort McMurray dans le sillage de la « Bête », il va falloir beaucoup de temps.

Lorsque les incendies ont éclaté début mai, on a vite compris qu’il s’agirait d’une catastrophe d’une ampleur sans précédent.

Chaque soir, les bulletins de nouvelles télévisés diffusaient des images de fuites affolées, de quartiers entiers en proie aux flammes, et des vidéos amateurs agrémentées de nombreux jurons montrant des viaducs de l’autoroute entourés de panaches de flammes. Tout le pays regardait, stupéfait, en songeant à la possibilité très réelle qu’une ville Canadienne essentielle soit réduite en cendres en seulement quelques jours.

Au lieu de cela, les premiers répondants, aidés par les employés des sociétés pétrolières et de bons samaritains qui ont accompli d’innombrables gestes de bonté, ont réalisé ce qui était pratiquement impensable : l’évacuation complète d’une ville de 80 000 habitants. Ils sont passés très près d’une évacuation sans victime, s’il n’y avait pas eu le décès de deux adolescents dans un accident survenu sur l’autoroute le 4 mai, alors que la grande partie de l’évacuation avait déjà eu lieu.

« Le fait que nous ayons évacué tout le monde le premier jour [3 mai] est un vrai miracle », soutient M. Wallace.

Fort Mac neighborhoodL’incendie qui s’est propagé dans le nord de l’Alberta a entraîné l’évacuation de Fort McMurray, une ville d’environ 80 000 habitants. Premier of Alberta/Flickr

 

Brandt Tractor, important fournisseur de machinerie lourde et de pièces d’équipement des sociétés d’exploitation des sables bitumineux et des entrepreneurs de la région de McMurray, est restée ouverte pendant la majeure partie de la période d’évacuation massive obligatoire. Dès le premier feu, M. Wallace a ordonné à tous ses employés de retourner à leur domicile, ce qui était plus facile à dire qu’à faire, en raison de la congestion sur les routes principales pour sortir de la ville. Il affirme que son propre trajet, qui prend normalement 15 minutes, lui a pris une heure et demie, avec des flammes qui se rapprochaient de la route. « À un moment, je suis allé dans le fossé pour éviter le Flying J [relais routier] lorsqu’il a pris feu, car je n’étais pas certain du moment auquel les réservoirs allaient exploser. »

La majorité des 55 employés de Brandt ont été évacués. Certains directeurs, comme M. Wallace, se sont installés dans le bureau de l’entreprise à Edmonton.

Mais personne n’a vraiment eu le temps de se reposer. Quelques travailleurs sont retournés à Fort McMurray après le 6 mai pour se rendre compte que le feu était passé à 300 mètres de l’immeuble de Brandt, alors qu’ils devaient acheminer une excavatrice et d’autres machineries lourdes afin d’aider la municipalité régionale de Wood Buffalo à recouvrir le dépotoir d’argile pour l’empêcher de brûler. L’entreprise a été déclarée service essentiel (raison pour laquelle les employés sont demeurés à Fort McMurray pendant l’évacuation obligatoire) et a aidé à mettre sur pied une chaîne d’approvisionnement vitale grâce à des chauffeurs qui faisaient tous les jours le trajet de quatre heures et demie depuis Edmonton.

Les employés de Brandt se sont également rendus sur la ligne de feu, pour apporter des pièces de remplacement et effectuer l’entretien de l’équipement de lutte contre les incendies, dont une grande partie était constamment recouverte de cendres. « Nous faisions tout ce que nous pouvions pour aider les équipes de pompiers », mentionne M. Wallace.

Grâce à une certaine bonne fortune et aux efforts herculéens de ces équipes, on a échappé aux scénarios apocalyptiques. Mais l’ampleur de la destruction causée par les feux de forêt est quand même considérable. Les flammes ont détruit environ 10 % de la ville, soit quelque 2 400 immeubles. Presque deux mois plus tard, tous les évacués n’étaient pas encore retournés sur place et ceux qui étaient revenus avaient été accueillis par différentes choses allant de réfrigérateurs remplis de nourriture en état de putréfaction à des piles de cendres là où se tenaient leurs maisons avant.

Néanmoins, la réponse aux incendies de Fort McMurray représente certainement un exploit de tous les temps pour ce qui est de la gestion d’urgence, et les sociétés d’exploitation des sables bitumineux y ont grandement contribué. Comme l’a écrit le journaliste Tristin Hopper dans le National Post : « Les pétrolières de l’Alberta se sont transformées avec efficacité en organisations humanitaires multimillionnaires en un tour de main. Tout bien considéré, le fait qu’une si grande partie de Fort McMurray ait été sauvée, et qu’aucun déploiement militaire à grande échelle n’ait été nécessaire, s’explique en grande partie par la réponse prompte des principaux employeurs de la région. »

Fort Mac Firefighter in smokeSelon l’industrie, les perturbations au sein des exploitations de sables bitumineux en raison de l’incendie de mai correspondent à près d’un milliard $ de perte de PIB | Premier of Alberta/Flickr

 

La logistique pour assurer un lien vital

Pratiquement tous les acteurs clés de l’industrie des sables bitumineux ont joué un rôle quelconque dans la réponse au désastre. Les sociétés et leurs employés ont fait don de millions de dollars à la Croix Rouge afin d’aider aux efforts de secours, mais les sociétés ont également misé sur leurs propres forces logistiques au milieu d’une situation chaotique où les directives habituelles étaient souvent mises au rancart.

L’exemple le plus remarquable concerne peut-être les milliers d’évacués qui, fuyant la ville vers le nord et coupés du reste de la province, ont été hébergés dans divers camps des projets des sables bitumineux, puis transportés par avion vers d’autres lieux. Plus de 25 000 évacués sont passés par les campements des sables bitumineux en route vers un lieu sécuritaire.

Suncor, par exemple, a évacué par les airs plus de 10 000 personnes depuis son aérodrome de Firebag, près de Fort McKay, grâce à sa propre flotte d’appareils et à la location de quatre avions supplémentaires de WestJest. Shell Canada a hébergé environ 2 000 évacués dans son installation des sables bitumineux d’Albian et plus de 8 000 personnes ont pris l’avion à partir de sa piste d’atterrissage. Imperial Oil a hébergé 2 000 personnes dans son installation de Kearl. Syncrude a également évacué des employés et les a hébergés, avec leurs familles et leurs animaux de compagnie, dans un campement désaffecté situé dans ses installations de valorisation de Mildred Lake.

« Nous avons notre propre centre d’opérations d’urgence et les personnes à la tête de ce centre avaient comme objectif de relocaliser toutes les personnes non essentielles hors de notre site et de la région, et nous avons collaboré avec d’autres opérateurs pour coordonner le transport aérien afin d’évacuer ces personnes vers d’autres parties de la province », a déclaré Will Gibson, porte-parole de Syncrude.

La première ministre de l’Alberta, Rachel Notley, a déclaré aux journalistes lors d’une conférence de presse tenue le 10 mai que la réponse de l’industrie aux feux « était la combinaison d’éléments internes et d’éléments planifiés. »

« Comme la sécurité est un élément important du travail que tout le monde effectue dans l’industrie, des plans d’évacuation bien conçus sont en place au cas où les camps et les installations des entreprises seraient menacés », a indiqué Mme Notley. « Donc, cela a plutôt bien fonctionné, car il a été possible d’intégrer ces plans au processus d’évacuation des gens de Fort McMurray qui s’étaient déplacés vers le nord en raison des incendies. »

« Nous avons été en mesure d’accomplir des choses en très peu de temps, des choses qu’il aurait été impossible d’accomplir seuls », a déclaré Steve Williams, chef de la direction de Suncor, lors de la même conférence de presse.

Au plus fort des feux, les sociétés d’exploitation des sables bitumineux ont aussi maintenu leur participation à la lutte contre les incendies. Syncrude a mis à contribution des pompiers et de l’équipement de lutte contre les incendies, alors qu’Imperial Oil a fourni 20 000 litres d’essence à la GRC. Le National Post a rapporté que Brion Energy a envoyé tous les jours des cargaisons de biens périssables à la Première Nation de Fort McKay et que des camions fournis par Canadian National Resources ont servi à acheminer les provisions transportées par voie aérienne dans la région.

« Nos partenaires de l’industrie ont offert une aide remarquable aux évacués et au gouvernement au pire moment des feux », a soutenu Marg McCuaig-Boyd, ministre de l’Énergie de l’Alberta dans une déclaration par courriel. « L’industrie a ouvert ses portes et accueilli des milliers de personnes de Fort McMurray dans leurs campements de travailleurs, fournissant de la nourriture, de l’eau et un abri aux personnes qui en avaient grandement besoin. Le gouvernement était en communication avec les entreprises qui offraient de l’assistance et travaillait en étroite collaboration afin de définir les besoins, de déterminer combien de personnes étaient hébergées et de trouver une façon pour que les gens travaillent de façon concertée. »

Tout cela s’est produit alors que les sociétés d’exploitation des sables bitumineux étaient aux prises avec des situations instables dans leurs propres installations ou tout près de celles-ci.

Syncrude a détaché des pompiers et tout l’équipement nécessaire pour tenter de maîtriser les incendies qui ont ravagé le nord de l’Alberta en mai | Avec l’aimable autorisation de Syncrude Canada Ltd.

 

Arrêt des activités pour des raisons de sécurité

Shell a interrompu ses activités à Albian Sands le 4 mai afin de se concentrer sur l’utilisation de la piste d’atterrissage pour transporter les évacués vers un lieu sécuritaire, même si le camp lui-même n’était pas initialement menacé par le feu. Les activités ont repris trois jours plus tard. « Je suis extrêmement fier de faire partie de cette équipe et touché par la façon dont nous avons réagi en dépit de circonstances extrêmement difficiles », a affirmé Peter Zebedee, directeur de mine de Shell à Albian.

Le 7 mai, le jour même où l’on rapportait que le feu couvrait désormais une superficie de 2 000 km2, Syncrude a annoncé qu’elle commençait à fermer son installation de Mildred Lake. Elle a également fermé sa mine Aurora, à 70 kilomètres de Fort McMurray, évacuant un total de 1 500 employés de ces deux projets. « Nous produisons du pétrole à Fort McMurray depuis 1978 », précise M. Gibson. « Plus tôt ce mois, nous avons cessé nos activités pour la toute première fois. Nous avons fait face à l’adversité par le passé, mais cette situation est sans précédent dans l’histoire de Syncrude. »

Suncor a fermé son usine de base, a cessé ses activités à Firebag et à MacKay Lake ainsi que dans une installation de valorisation et deux mines de surface, ce qui représentait une perte de capacité d’environ 300 000 barils par jour.

Entre-temps, le 5 mai, par précaution, Cenovus a évacué tout le personnel non essentiel de son projet de Christina Lake, situé à environ 150 km au sud-est de Fort McMurray, mais a poursuivi ses activités selon les niveaux habituels. « Cette mesure a été prise principalement pour faciliter une évacuation rapide et une fermeture de l’usine en cas de besoin », a expliqué le porte-parole Brett Harris dans un courriel. « Cependant, il s’avère que Christina Lake n’a jamais été menacé directement par les feux de forêt, le personnel essentiel est demeuré sur le site et nous avons continué notre production selon les niveaux habituels tout au long de cette période. » M. Harris a affirmé que l’évacuation de Christina Lake était fondée sur les risques extrêmes d’incendie ainsi que sur les perturbations intermittentes du réseau de communications dans la région.

Alors que les producteurs travaillaient à la reprise des activités, un changement soudain dans la direction des feux vers le nord, deux semaines après les évacuations initiales, les a forcés à suspendre leurs plans. Syncrude et Suncor ont ajourné leurs plans de reprise et selon le Globe and Mail, plus de 8 000 travailleurs ont dû être évacués. Alors que le temps chaud et sec s’est poursuivi en juin, Cenovus a connu une petite frayeur lorsque des flammes sans lien avec les feux de forêt se sont approchées à un kilomètre de son projet de pétrole lourd classique de Pelican Lake. L’usine a été fermée et évacuée, mais elle était de nouveau fonctionnelle en moins d’une semaine.

Les coûts

L’industrie estime que la perturbation dans la production pétrolière du Canada s’élève à environ 1,2 million de barils par jour pendant deux semaines, ce qui se traduit par une perte de près d’un milliard de dollars en PIB. À la mi-mai, AIR Worldwide, cabinet de modélisation de catastrophe, a estimé que le total des dommages à la ville de Fort McMurray se chiffrait entre 4,4 milliards et 9 milliards de dollars, faisant de ces incendies la catastrophe la plus coûteuse de l’histoire du Canada. Toutefois, ces chiffres ne tiennent pas compte de l’industrie pétrolière. Mme McCuaig-Boyd, ministre de l’Énergie de l’Alberta, a affirmé que le gouvernement ne pouvait pas confirmer ces chiffres. « Des évaluations détaillées sont en cours afin d’aider à mieux déterminer le coût total des feux de forêt », a-t-elle écrit.

Même s’il n’y a pas eu de dommage physique aux installations d’exploitation des sables bitumeux, les sociétés pétrolières doivent assumer les coûts associés aux évacuations et à l’intervention d’urgence. « Ces coûts sont importants », a déclaré M. Williams, chef de la direction de Suncor, lors d’une conférence de presse en mai. « Nous examinons ces coûts, mais ils sont négligeables en ce qui concerne Suncor. »

Le chemin de la reprise

De retour chez Brandt Tractor, la vie reprend petit à petit son cours normal. L’année était déjà difficile dans le secteur pétrolier en raison de l’effondrement des prix du pétrole. M. Wallace estime que les activités commerciales liées à la machinerie lourde à Fort McMurray ont connu une baisse de 60 à 70 pour cent au cours de la dernière année, avant les feux. Le nettoyage de ce qui reste des maisons et des immeubles commerciaux incendiés et endommagés par la fumée fournira des occasions d’emploi, mais M. Wallace déclare que le choix d’une entreprise de la Colombie-Britannique pour s’occuper de cette tâche a créé « pas mal d’animosité » alors que les résidants sont à la recherche de travail.

Il mentionne que parmi ses 55 employés, un seul n’est pas de retour au travail. Le moral est bon au bureau, M. Wallace a dit, mais les niveaux de stress sont élevés, alors que les gens ne savent pas à quel moment leurs familles vont revenir dans la ville ni quelle est la situation de l’hébergement. M. Wallace a affirmé que quatre travailleurs avaient perdu leur maison, tandis que 15 autres ne peuvent retourner dans leur logement pour diverses raisons. Lui-même a emménagé dans la maison de son chef pendant plus de deux semaines.

Le retour à Fort McMurray promet d’être long. Les quartiers les plus touchés, comme Abasand et Beacon Hill, qui ensemble comptent plus de 1 600 immeubles détruits, demeurent inhabitables. Aux dires de M. Wallace, les résidants avaient d’abord hâte de commencer le processus de reconstruction. Mais la routine a repris le dessus et les gens se sont rendu compte que faire revivre leur ville allait être un processus long et ardu. « Il s’agit probablement d’un processus de reconstruction qui va s’étaler sur dix ans », a-t-il dit. « Nous tentons de relancer une économie entière. »

Pour le moment, ce sont les petites choses qui aident à garder le moral dans la ville. Le 20 mai, pendant un BBQ organisé en l’honneur des premiers répondants ayant travaillé fort pour sauver Fort McMurray, le ciel s’est enfin ouvert pour déverser un déluge pendant trois heures sur une ville qui suffoquait sous le soleil depuis pratiquement le début du mois. Le BBQ a été gâché, mais cela n’a pas semblé déranger les gens.

« Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie de voir de la pluie », affirme M. Wallace. « Il pleuvait à verse sur le dessus du BBQ et personne ne s’en souciait. »

Traduit par CNW