Dans le cadre d’un précédent jurisprudentiel important, deux récentes décisions de la Cour suprême du Canada donnent désormais la possibilité aux peuples autochtones du Canada de directement poursuivre des sociétés spécialisées dans les ressources pour des dommages et intérêts en cas de violations de leurs titres ancestraux. Jusqu’à présent, les collectivités autochtones n’avaient d’autre choix que de poursuivre les gouvernements dans ce genre de procédures.
Ce précédent est le fruit de deux actions en justice distinctes demandant des dommages et intérêts à deux filiales canadiennes de Rio Tinto (Rio Tinto Alcan et la compagnie minière IOC), l’une émanant de groupes de Premières Nations en Colombie-Britannique (C.-B.) et l’autre d’une action collective engagée par deux communautés innues du Québec.
Le 15 octobre dernier, la Cour suprême du Canada a rejeté les arguments de la compagnie minière IOC qui voulait contester la poursuite ; la société minière prétendait que les Premières Nations concernées devaient poursuivre le gouvernement pour établir leurs droits relatifs aux titres ancestraux avant de pouvoir intenter un procès à la société. Si la cour n’a pas statué sur la récusation, elle a cependant soutenu les jugements rendus par les cours d’appel des deux provinces, et a autorisé les Premières Nations à lancer leurs poursuites en justice et à réclamer des dommages et intérêts ainsi que des changements opérationnels au niveau du développement des ressources qui avaient été établis des décennies avant que le géant minier australien ne devienne propriétaire des actifs canadiens en question.
Au vu des similarités entre les deux cas, la cour a rendu ses décisions le même jour. La décision prise fin octobre a été perdue dans la course contre la montre pour les élections fédérales de 2015, aussi les répercussions de ces deux affaires n’ont pas fait l’objet d’une grande couverture médiatique.
D’après Ravina Bains, directrice associée au Centre for Aboriginal Policy Studies (le centre d’études sur la politique autochtone) de l’institut Fraser, ce précédent a entraîné un changement dans le sens où les communautés autochtones ne sont désormais plus tenues d’établir leur titre ancestral avant de pouvoir intenter une action civile contre des sociétés privés. Ceci leur permet d’engager des poursuites judiciaires pour des projets proposés ou qui existent depuis des décennies. « Il s’agit d’un autre moyen pour les Premières Nations d’établir leur titre ancestral, et cela ouvre également une nouvelle voie pour les contentieux qui étaient jusqu’à présent uniquement introduits devant les gouvernements », indiquait Mme Bains.
Auparavant, un groupe autochtone ne pouvait intenter de poursuite contre une société privée avant d’avoir pu établir son titre ancestral, procédure qui passait par de longues et complexes actions en justice impliquant les gouvernements (et durant lesquelles le groupe devait prouver que ses ancêtres utilisaient et occupaient ces terres à titre exclusif sur une période définie).
Dans l’affaire de la Colombie-Britannique, les Premières Nations Saik’uz et Stellat’en du centre-nord de la province sont maintenant libres d’intenter un procès quant aux impacts du barrage construit sur la rivière Nechako en 1952 par Alcan afin d’alimenter une usine d’aluminium à Kitimat. Rio Tinto est devenue propriétaire du barrage lorsqu’elle a acheté Alcan pour la somme de 38 milliards $ en 2007. « Ceci nous permet de ne plus avoir à traiter uniquement avec le gouvernement », expliquait Jackie Thomas, membre de la Première Nation Saik’uz de C.-B. et gestionnaire des terres et des ressources de Vanderhoof, qui a confirmé qu’elle ne demanderait pas de règlement extrajudiciaire. « Ceci signifie que nous pouvons directement traiter avec la société, et notamment avec les personnes qui étaient à l’époque en partie [responsables] des effets cumulatifs du problème sur nos territoires. »
Dans leur procès, les deux groupes de Premières Nations de C.-B. exigent de Rio Tinto qu’elle change sa manière d’exploiter le barrage, notamment en ce qui concerne ses « déversements d’eau froide » dans la rivière afin de pouvoir mieux protéger ses stocks de saumon de l’élévation des températures de l’eau, des sécheresses ou d’autres phénomènes qui pourraient modifier l’environnement de la rivière. Les dommages et intérêts demandés visent aussi à couvrir les répercussions sur les saumons, depuis la construction du barrage et pour toute sa durée de vie.
L’affaire du Québec, lancée par les chefs innus des communautés Uashat mak Mani-Utenam et Matimékush-Lac-John, porte sur les activités de la compagnie minière IOC, que Rio Tinto a acheté en 2000 et dont elle est maintenant l’actionnaire majoritaire (Mitsubishi est également actionnaire d’une partie de la société). D’après James O’Reilly, l’avocat représentant les Innus, les autochtones du Québec souhaitent obtenir une déclaration de la cour confirmant qu’ils sont en possession du titre ancestral relatif aux terres et aux ressources naturelles affectées par les activités d’IOC, notamment par des mines existantes, des installations ferroviaires et portuaires ainsi que par la création de projets qui ont « eu des répercussions » sur ce titre. S’ils obtiennent gain de cause, cette affaire pourrait être une véritable catastrophe pour Rio Tinto ; en effet, en plus de demander 900 millions $ en compensation, les Innus enjoignent Rio Tinto IOC de mettre un terme aux projets occupant leur territoire, autrement dit l’intégralité des activités d’IOC. « Les discussions avec la société n’ont jusqu’à présent jamais abouti, et un règlement à l’amiable est très peu probable au point où nous en sommes », indiquait M. O’Reilly.
Le procès, qui est maintenant passé entre les mains de la cour supérieure du Québec, pourrait durer jusqu’à sept ans.
Bryan Tucker, porte-parole de Rio Tinto, n’a pas souhaité commenter les affaires en cours, mais a bien précisé que les relations de la société avec les autochtones étaient de la plus haute importance. Il a notamment évoqué la mine de diamant Diavik dans les Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O.), dont pratiquement un quart des employés sont des autochtones, ainsi qu’une entente conclue avec la nation Haisla du nord de la C.-B., qui a établi un cadre pour les deux organisations encourageant leur collaboration au cours des 30 années à venir afin d’exploiter au mieux les activités d’Alcan à Kitimat.« Nous nous engageons à faire ce qu’il faut », déclarait-il.
Des représentants de l’association minière du Canada (AMC) et de la Mining Association of British Columbia (MABC, l’association minière de Colombie-Britannique) n’ont pas souhaité commenter pendant que les affaires sont en cours.
Comme l’expliquait M. O’Reilly, les affaires d’octobre montrent bien qu’aucun doute ne subsiste quant à la possibilité qu’ont désormais les Premières Nations d’engager des poursuites contre les sociétés enfreignant leurs droits sans avoir à intenter un procès aux gouvernements en tant que défendeurs. Ceci ne vient pas pour autant sonner le glas pour les sociétés spécialisées dans les ressources qui cherchent à développer des projets au Canada.
« Qu’il s’agisse d’un projet ancien ou nouveau, refuser de faire équipe avec les Premières Nations lorsque vous occupez leurs terres n’est assurément pas la bonne marche à suivre », indiquait-il. « Mieux vaut toujours obtenir leur consentement avant la construction d’un projet. »
D’après M. O’Reilly, cette approche est déjà bien établie dans certaines régions du pays, par exemple dans le nord du Québec où l’industrie a signé d’importantes ententes sur les impacts et les avantages (EIA) avec les Cris du Québec ainsi que les Innus. « Il n’y a pas de raison que cela soit synonyme de morosité et de marasme pour l’industrie. »
Traduit par Karen Rolland