Le procédé ABMet a été déployé sur des sites miniers et des centrales au charbon. Avec l'aimable autorisation de GE Water
Entre 1974 et 1984, quelque chose a causé de graves malformations chez les poissons et a entraîné l’élimination, à une vitesse alarmante, de 19 des 20 espèces présentes dans le lac Belews, en Caroline du Nord. Le pittoresque lac artificiel niché dans les contreforts des montagnes Blue Ridge avait été aménagé par Duke Energy pour servir de réservoir d’eau de refroidissement pour l’une de ses centrales au charbon. Ce n’est qu’en 1984 que les scientifiques ont réussi à identifier le coupable improbable : le sélénium contenu dans les effluents de la centrale. À 20 parties par milliard, la concentration de sélénium dans les effluents déversés dans le lac Belews au cours des années 1970 était bien en deçà des lignes directrices émises par l’Environmental Protection Agency (EPA) des États-Unis sur les niveaux sécuritaires à l’époque, à savoir 35 parties par milliard. En 1987, l’EPA a révisé ses critères recommandés pour la concentration de sélénium dans l’eau douce, les ramenant à cinq parties par milliard. Personne ne se doutait à l’époque qu’au cours des 30 années suivantes, le problème de l’empoisonnement au sélénium allait lentement et graduellement devenir un casse-tête non seulement pour le secteur énergétique, mais également pour les industries agricole et minière.
Le sélénium était un coupable improbable parce qu’il s’agit d’un métalloïde d’origine naturelle contenu dans les sols, les roches, le schiste, le charbon et les gisements de phosphate. À faibles niveaux, il constitue également un nutriment vital pour l’ensemble de la vie animale. Cependant, quand sa forme élémentaire inoffensive est perturbée par les activités industrielles, elle s’oxyde et se transforme chimiquement en composés hydrosolubles. Quand ceux-ci s’accumulent dans des écosystèmes aquatiques, le sélénium devient toxique et létal. Les niveaux considérés comme toxiques, notamment pour les humains, ont été révisés — et continuent de l’être — par les scientifiques.
« L’incarnation parfaite de l’empoisonnement au sélénium est l’alevin de truite à deux têtes », estime David Kratochvil, président et chef de la direction de BioteQ Environmental Technologies, société spécialisée dans les solutions de traitement de l’eau pour le secteur minier.
Les écosystèmes aquatiques aux États-Unis et au Canada continuent à ce jour d’être empoisonnés au sélénium. D’après Environnement Canada, les concentrations de sélénium observées chez les poissons à proximité de sites miniers au pays, y compris des mines de charbon en Colombie-Britannique et en Alberta, de même que des mines d’uranium en Saskatchewan, sont élevées par rapport à celles observées chez les poissons de régions non minières.
Durant l’été de 2016, l’EPA a une fois de plus abaissé ses lignes directrices, les ramenant cette fois à 1,5 partie par milliard. Au Canada, le Conseil canadien des ministres de l’environnement (CCME) fixe le seuil recommandé à une partie par milliard. Récemment, le gouvernement de la Colombie-Britannique l’a établi à deux parties par milliard.
Le gisement Mitchell de Seabridge, révélé par la récession du glacier Mitchell, renferme quelque 10 millions d’onces d’or, ainsi que des niveaux de sélénium naturellement élevés. Avec l'aimable autorisation de Seabridge Gold
Technologies d’élimination du sélénium
Atteindre ces nouveaux seuils est plus facile à dire qu’à faire. Le sélénium est un problème délicat et complexe pour le secteur minier. Pour commencer, peu importe la technologie, elle devra traiter de grands volumes d’eau pour éliminer d’infimes traces de sélénium. N’importe quelle eau usée peut contenir différents composés de sélénium présentant différents états de solubilité, de toxicité et d’oxydation qui réagiront différemment aux traitements et à la température de l’eau, et qui interagissent avec d’autres éléments. L’un des composés les plus communs, le sélénium IV, est relativement facile à éliminer au moyen de technologies classiques de traitement de l’eau. Cependant, l’autre, le sélénium VI, qui présente un état d’oxydation très élevé, pose un énorme défi technique.
Depuis dix ans, nombreux sont ceux qui ont tenté de résoudre le problème du sélénium VI en recourant à des dizaines d’approches différentes. Certains ont essayé des méthodes physiques, comme l’osmose inverse, la nanofiltration et l’échange ionique. D’autres ont eu recours à des méthodes chimiques pour ramener le sélénium VI au sélénium IV ou au sélénium élémentaire. Et d’autres ont mis au point des technologies biologiques misant sur des bactéries pour venir à bout du travail.
Parmi celles-ci, mentionnons la technologie ABMet, de GE Water, qui utilise un système de réacteur à lit fixe et des filtres au charbon actif. Quand l’eau passe à travers le filtre, la surface du filtre favorise la prolifération de bactéries. Les bactéries forment un biofilm collant qui transforme le composé de sélénium soluble en sélénium élémentaire pouvant être déversé dans un site d’enfouissement. « Il est très similaire aux systèmes de filtration existants utilisés pour filtrer les matières solides dans l’eau potable ou les applications industrielles, sauf que nous utilisons les bactéries à l’intérieur du système, bactéries qui ciblent et éliminent spécifiquement le sélénium des eaux usées/de ruissellement », a précisé Nelson Fonseca, directeur international des produits de l’entreprise. « Le plus faible niveau de sélénium qu’on nous a demandé de garantir pour le secteur minier était de 3,8 parties par milliard, un seuil de performance que nous avons réussi à démontrer dans le cadre d’une étude pilote sur place. »
En revanche, les systèmes AnoxKaldnes, de Veolia Water Technologies, font appel à une technologie de réacteur biologique à lit mobile. Ainsi, au lieu d’un filtre fixe, un filtre en polyéthylène mobile est circulé dans le réacteur dans le but de faire proliférer le biofilm. Quant à INOTEC, l’entreprise utilise un système à réacteur électrobiochimique qui se sert d’électrons pour transmettre aux bactéries l’énergie nécessaire pour transformer plus efficacement le sélénium VI en sélénium élémentaire. Comme les systèmes biologiques traitent des volumes importants d’eau, ils tendent à être relativement imposants, ce que les entreprises tentent de corriger. GE a lancé un ABMet modulaire avec une empreinte réduite de 50 % à 75 %. Envirogen Technologies qui, à l’instar de GE, a recours à un système de réacteur à lit fluidisé, propose également des systèmes plus compacts sans compromettre l’efficacité. Frontier Water Systems a mis au point un système de traitement biologique modulaire appelé SeHAWK.
Les technologies biologiques sont considérées comme les meilleures de leur catégorie, mais comme le sélénium s’accumule dans les systèmes d’eau, cette distinction ne suffit plus pour satisfaire aux règlements plus sévères. Tout dépendant de l’ensemble des variables, les technologies arrivent parfois à ramener la teneur de sélénium sous cinq parties par milliard, parfois, le niveau atteint 10 parties, ou plus.
« Les technologies qui sont capables de générer les seuils de sélénium les plus stricts sont essentiellement les technologies émergentes », estime Gulshen Tairova, fondatrice et chef de la direction d’EnviraMet Inc., société spécialisée dans la mise au point de technologies de traitement de l’eau.
Un aperçu de l’intérieur de la station pilote mobile utilisée pour le projet pilote de retrait de sélénium Kerr-Sulphurets-Mitchell de Seabridge. Avec l'aimable autorisation de Seabridge Gold
Voilà qui laisse les sociétés minières comme Seabridge Gold, dont le projet Kerr Sulphurets-Mitchell (KSM) est l’un des plus grands projets d’or inexploités dans le monde, dans une situation difficile. « Notre site du projet KSM présente des niveaux de sélénium naturellement élevés », a expliqué Brent Murphy, vice-président, affaires environnementales, de la société. « Dès que nous commencerons à perturber la zone de mise en valeur de la mine, il y a le potentiel que le sélénium augmente dans les milieux aquatiques en aval des gisements de minerai. Nous avions besoin d’une méthode qui était beaucoup plus efficace que la méthode biologique pour obtenir de faibles concentrations inférieures à une partie par milliard. »
De plus, le projet KSM ne disposait simplement pas de l’espace géographique nécessaire pour aménager une grande usine de traitement de l’eau biologique. Pour trouver une solution de rechange, Seabridge s’est adressée à BioteQ, qui lui a proposé Selen-IX, système combinant une résine d’échange ionique à faible coût avec une réduction électrochimique afin d’éliminer le sélénium de façon ciblée des eaux usées de sites miniers.
Dans le système, l’eau passe au travers d’une résine d’échange ionique qui capte tout l’effluent final produisant du sélénium, les concentrations de sélénium résiduel étant nettement intérieures à une partie par milliard. Quand la résine atteint sa pleine capacité, elle est régénérée et le sélénium extrait de la résine est transféré dans un petit volume de solution de saumure. Cette solution est ensuite soumise à une cellule électrochimique dans laquelle du fer est libéré afin de réagir avec le sélénium et le précipiter en dehors de la solution dans un solide inorganique contenant environ 50 % de fer en poids sec. La solution de saumure, maintenant débarrassée du sélénium, est resoumise au processus d’échange ionique, éliminant ainsi tout déchet liquide typiquement associé avec les échanges ioniques. « Nous avons testé les solides. Ils sont inoffensifs et, en fait, des fabricants d’acier aux États-Unis se sont dits intéressés à s’en servir comme matière première », a affirmé M. Kratochvil.
L’an dernier, BioteQ et Seabridge ont réalisé un projet pilote dans le cadre du processus d’approbation de l’évaluation environnementale de KSM qui est parvenu à ramener systématiquement le sélénium à moins d’une partie par milliard. Seabridge et BioteQ s’emploient actuellement à concevoir une usine de traitement de l’eau Selen-IX à petite échelle.
« BioteQ a joué un rôle déterminant dans la réalisation de notre projet minier », a souligné M. Murphy.
BioteQ, qui exploite une usine pilote pour une autre mine en Colombie-Britannique, ne considère pas le processus Selen-IX comme une solution miracle.
« Toutes les eaux de mine sont différentes et chaque mine est dans un milieu récepteur différent. En conséquence, l’approche au traitement du sélénium doit tenir compte du site », a expliqué M. Kratochvil. « L’industrie a du mal à composer avec cette réalité, car jusqu’à tout récemment, le traitement à la chaux était considéré comme un traitement pouvant être utilisé partout pour pratiquement n’importe quoi. Or, cela n’est plus le cas, en raison des nouveaux règlements, et pas seulement ceux visant le sélénium. »
La quête continue
BioteQ n’est pas la seule entreprise qui s’est tournée vers l’échange ionique qui, jusqu’à tout récemment, était considéré comme inefficace. Envirogen Technologies a mis au point un nouveau processus d’échange ionique très efficient qui, selon elle, est capable de ramener les niveaux de sélénium à moins de cinq parties par milliard.
En fait, un grand nombre d’entreprises se démènent pour tenter de résoudre le problème du sélénium, proposant des technologies abordables et efficaces capables de respecter les nouvelles limites, y compris des prétraitements dans le cas des technologies biologiques. Une approche considérée par certains comme ayant du potentiel mise sur le fer à valence zéro, bien que les recherches se poursuivent. Même de nouvelles approches chimiques sont à l’étude. Mme Tairova d’EnviraMet a affirmé que son entreprise a mis au point un nouveau système chimique breveté capable de réduire la teneur en sélénium à moins d’une partie par milliard en utilisant des produits chimiques stables à un coût comparable à celui des méthodes biologiques. Et à l’Université de Waterloo, Andrew Holmes, étudiant de doctorat en génie chimique, s’attache à mettre au point une solution à l’aide de la nanotechnologie.
Pour comprendre la science émergente de la nanotechnologie, il faut bien comprendre que, grâce à la vaste surface massique des nanomatériaux par rapport à leur volume, il existe littéralement assez de nanomatériaux dans un objet de la taille d’un cube de sucre pour couvrir un terrain de football en entier. Voilà qui décuple le potentiel de traitement d’importants volumes d’eau pour en éliminer les traces de sélénium à l’aide d’un système à empreinte modeste. « Vous pouvez exploiter les avantages associés aux nanomatériaux, y compris la surface massique élevée et la puissance catalytique élevée pour traiter d’importants volumes d’eaux usées à ultra-faibles concentrations de façon plus efficiente », a expliqué M. Holmes. « L’impact potentiel de cette technologie, en plus de réduire au minimum les coûts des traitements et l’utilisation de produits chimiques, fournira une plateforme permettant de traiter l’eau en fonction de normes de pureté élevée pour la préservation de milieux aquatiques. »
Beaucoup de travail reste à faire, mais compte tenu des nouveaux règlements, de la prise de conscience et de la volonté de résoudre le problème, la solution pourrait devenir plus accessible.
Traduit par CNW