Une image conceptuelle du programme dédié au corridor du nord canadien montrant un corridor d’infrastructures multimodales. Avec l’aimable autorisation de la faculté de politiques publiques de l’université de Calgary
L’approche canadienne vis-à-vis de l’investissement dans l’infrastructure dans les régions du grand Nord et arctiques a connu plusieurs étapes depuis la fin des années 1950, lorsque la « vision nordique » de John Diefenbaker vacillait dans le contexte de la récession qui sévissait à l’époque. Même cette description pourrait paraître généreuse. Des sociétés ont investi, des mines isolées sont entrées en production et les gouvernements ont soutenu le développement. Toutefois, si ces efforts ont été importants, il est difficile de les qualifier de stratégiques ou de durables. Le potentiel de ressources qu’offrent le grand Nord et l’Arctique, surtout en ce qui concerne les métaux communs et les minéraux critiques, a subsisté telle une occasion en attente de trouver tout son sens sur le plan commercial.
Du moins jusqu’à aujourd’hui. L’investissement dans l’infrastructure au profit de la mise en valeur des mines dans des régions reculées est arrivé en tête de liste des priorités du gouvernement de Mark Carney. De fait, après la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le gouvernement canadien revisite le rôle du pays dans le commerce international et la sécurité nationale.
Le nouvel objectif politique s’accompagne de listes de projets qui méritent notre attention. Il inclut notamment la construction d’une route vers le Cercle de feu en Ontario, la modernisation du port de Churchill dans le Manitoba, des projets de réseaux hydroélectriques et routiers dans les territoires, et plus encore. La difficulté pour Ottawa est donc de déterminer quelles propositions, dont certaines sont vieilles de plusieurs décennies, offrent la plus grande valeur dans un contexte de budgets serrés et d’incertitude économique.
Kent Fellows, économiste et directeur du programme dédié au corridor du nord canadien à la faculté de politiques publiques de l’université de Calgary, proposait un triage élémentaire pour les besoins en infrastructures du Nord. « Le transport est le volet le plus important, suivi par l’énergie », déclarait-il. « Viennent ensuite les télécommunications et les TI. »
Cette liste peut paraître directe, mais M. Fellows reconnaît qu’elle est également rudimentaire. L’infrastructure est un thème nuancé qui soulève des questions à plusieurs facettes. S’il est judicieux de construire une route pour desservir un gisement minéral, peut-être est-il plus sensé d’investir dans des projets qui créent aussi des avantages plus généraux, par exemple qui réduisent l’insécurité alimentaire ou le coût de la vie dans des communautés isolées, ou encore qui contribuent à la sécurité et la souveraineté du Nord.
« Nous devons saisir cette occasion de collaborer et de coordonner, collectivement, d’atteindre un consensus sur les points sur lesquels il faut s’attarder », déclarait Sean Boyd, ancien directeur général et désormais président de Mines Agnico Eagle. « La question présente de nombreux angles… Sans coordination, nous ne serons pas aussi efficaces que nous devons l’être. »
Étudier les options
La coordination requiert toutefois davantage qu’une bonne connaissance des priorités et des attentes des parties prenantes. Elle nécessite une évaluation attentive des coûts de substitution et des risques concurrentiels possible.
La proposition de projet pour le corridor Kivalliq Hydro-Fibre Link est un bon exemple. Ce projet de 3,2 milliards de dollars, dirigé par l’entreprise inuite Nukik Corp., vise à construire une ligne de transmission d’énergie hydroélectrique de 1 200 kilomètres et de 150 mégawatts avec un câble en fibre optique allant de Gillam, dans le Manitoba, à la région de Kivalliq dans le Nunavut. Ceci permettrait d’amener une électricité propre et une connexion Internet fiable aux cinq communautés de Kivalliq ainsi que dans les environs de la mine de Meliadine et du complexe de Meadowbank de Mines Agnico Eagle.
D’après un rapport publié sur le projet dans le magazine Up Here Business durant l’été 2023, Nukik avait obtenu deux milliards de dollars pour le financement du projet de la Banque de l’infrastructure du Canada (BIC) et d’investisseurs privés. Si elle parvient à récolter le reste du capital et à construire cette ligne, d’innombrables avantages en découleront. Le projet créera des emplois pendant la construction et l’exploitation. L’accès à l’hydroélectricité réduira le besoin en diesel pour générer de l’électricité dans les communautés et dans les sites miniers dans une telle mesure que le Nunavut pourra atteindre les objectifs du territoire en matière de réduction des émissions de dioxyde de carbone en une seule action. L’ajout d’un service Internet à haut débit améliorera aussi considérablement la qualité des soins de santé, de l’éducation et des débouchés commerciaux, petits et grands.
Il est raisonnable de supposer qu’Agnico Eagle deviendrait un client pour ce projet d’hydroélectricité. Toutefois, M. Boyd lance un appel à la prudence concernant un investissement de cette ampleur, et met en avant les difficultés associées aux délais et aux coûts. « Le projet doit également tenir compte de l’évolution de la technologie », indiquait-il. « Peut-être que d’ici à ce qu’il soit construit, de nouvelles technologies telles que les réacteurs nucléaires modulaires constitueraient une option. »
Les difficultés pourraient être plus proches que ce qu’il n’y paraît. Le nouveau Bureau des grands projets (BGP) du gouvernement fédéral a été lancé en août pour accélérer le développement d’une infrastructure stratégique « d’édification d’une nation ». Les cinq premiers projets ont été soumis à l’examen du BGP en septembre. Parmi eux figurait le projet de nouvelle centrale nucléaire de Darlington en Ontario, qui vise à faire du Canada le premier pays du G7 à disposer d’un petit réacteur nucléaire opérationnel.
« C’est un projet sur lequel il faut garder un œil », déclarait M. Boyd. « Si nous identifions l’énergie comme une composante clé, nous devons mieux comprendre l’opportunité que représente le réacteur nucléaire modulaire. »
Partenariats et priorités
L’évaluation détaillée des avantages et des inconvénients de chaque projet ne représente, en outre, qu’un des aspects de la question. Les investissements dans l’infrastructure à l’échelle requise dans le nord du Canada sont susceptibles d’être honorés par des partenariats entre les gouvernements, l’industrie et les communautés, dont beaucoup seront couvertes par des ententes sur l’autonomie gouvernementale.
Des projets de longue date sur la construction d’une route menant au Cercle de feu en Ontario, par exemple, peuvent paraître évidents pour asseoir le rôle croissant du Canada en tant que fournisseur de minéraux critiques sur les marchés internationaux, du moins d’un point de vue économique. Toutefois, ce calcul simple doit aussi reconnaître les droits issus de traités des peuples autochtones, des droits qui sont reconnus dans la constitution. Ils peuvent s’accompagner d’exigences pour renforcer les communautés et leur résilience dans la région.
Les mêmes considérations s’appliquent aux projets bénéficiant d’une forte participation des Autochtones, tels que la proposition de corridor économique et de sécurité pour l’Arctique. Le concept, qui existe sous diverses formes depuis des décennies, est désormais substantiellement dirigé par l’entreprise inuite West Kitikmeot Resources. Il appelle à la construction d’un port en eau profonde à Grays Bay sur le golfe Coronation, qui fait partie du littoral central arctique du Nunavut, ainsi que d’une route de 227 kilomètres praticable en toutes saisons allant jusqu’au sud du lac Contwoyto, le terminus nord de la route d’hiver reliant Tibbitt à Contwoyto.
Une deuxième route de 400 kilomètres serait également construite du lac Tibbitt dans les Territoires du Nord-Ouest (TNO), à environ 80 kilomètres à l’est de Yellowknife, pour rejoindre le projet de route du Nunavut. Ensemble, ces routes ouvriraient l’accès à la province géologique Slave riche en minéraux, qui abrite plusieurs gisements importants de minéraux critiques et de métaux communs, ainsi que des mines de diamants en production et d’anciennes mines d’or.
Le corridor économique et de sécurité pour l’Arctique pourrait appuyer les efforts de sécurité nationale ainsi que l’industrie minière. Pour Karen Costello, directrice exécutive de la chambre des mines des TNO et du Nunavut, les avantages s’étendent toutefois au-delà des priorités de politique nationale. « S’il permet de relier les communautés, et s’il inclut aussi certaines améliorations, dont l’infrastructure énergétique, [le corridor économique et de sécurité pour l’Arctique] pourrait donner un second souffle à deux territoires », indiquait-elle.
Toutefois, si les projets d’infrastructure sont évalués en fonction de leur contribution à l’amélioration de la santé des communautés ainsi que du rendement économique découlant de la mise en valeur des mines, qui doit les financer ? Dans la plupart des cas, une société qui développe un seul projet pour le bien des actionnaires couvrira ses propres coûts. Les gouvernements ne jouent aucun rôle, sauf si cela présente un avantage plus vaste pour l’intérêt national. C’était un argument dans les années 1970, quand Ottawa, qui cherchait à explorer le potentiel de l’industrie minière dans le Haut-Arctique, avait apporté un soutien financier pour la mise en valeur de la mine de zinc et plomb de Nanisivik sur l’île de Baffin.
Au-delà des ressources
Aujourd’hui, la perspective de la construction de nouvelles routes ou de réseaux d’énergie est très étroitement liée à ce que M. Fellows appelle « les avantages diffus », qui améliorent globalement les conditions de vie dans les communautés isolées. Dans ce cas, les gouvernements ont un rôle important à jouer en partenariat avec le secteur privé. Les populations pourraient également souhaiter que la route créée pour une société minière relie les communautés isolées et améliore leurs conditions de vie, ou qu’un itinéraire différent ouvre la voie à divers projets. Dans ces cas-là, les gouvernements doivent se réunir et agir comme des partenaires.
« Si l’on fait les choses correctement en dehors du secteur minier, les avantages se répercutent aussi au niveau des communautés isolées ou de la sécurité et de la souveraineté du Nord », indiquait M. Fellows. « Les avantages sont évidents sur tout le spectre de l’économie, pas seulement dans un secteur ou pour un promoteur. »
Agnico Eagle prend la tête de cette approche dans le développement de son projet de Hope Bay, dans la région de Kitikmeot dans l’ouest du Nunavut. La société ne demande pas d’aide fédérale pour l’infrastructure. Toutefois, elle s’efforce de mobiliser le gouvernement dans le cadre d’une série d’investissements partagés sur les thèmes du logement, de la sécurité alimentaire, de l’éducation et de la santé.
« Nous mettons un point d’honneur à ne pas oublier l’infrastructure sociale nécessaire », poursuivait M. Boyd. « On peut construire un port ou une route, les retombées seront bénéfiques pour les mines et les communautés. »
Mais sans investissement dans les communautés, on laisserait passer de plus grandes occasions. « On parle toujours de la construction de mines comme d’une affaire communautaire. Dans le cas du Nord, il s’agit réellement de l’édification d’une nation », indiquait M. Boyd.
Aucun des cinq premiers projets que le gouvernement fédéral a soumis à l’examen du BGP en septembre ne se trouve dans le Nord. Toutefois, ils montrent que le Canada cherche à se positionner en tant que fournisseur de minéraux critiques, à augmenter la capacité commerciale du pays et à développer de nouvelles technologies énergétiques. Le communiqué de presse annonçant la liste levait aussi son chapeau au Nord, citant des propositions telles que le corridor économique et de sécurité pour l’Arctique et le port de Churchill comme les premières étapes de propositions très prometteuses. Il reconnaissait également le potentiel minéral du Cercle de feu en Ontario.
La liste montrait avec clarté l’attention accordée aux investissements stratégiques. Reste à voir comment ce dynamisme sera déployé dans le Nord. S’il est urgent de développer une infrastructure, qu’elle soit économique ou sociale, elle reste coûteuse et complexe. Toutefois, cette perspective gagne du terrain. Grâce à une coordination précise, le Nord pourrait bien connaître son moment Diefenbaker.
Traduit par Karen Rolland